PACIFIQUE (ÉQUILIBRE)

PACIFIQUE (ÉQUILIBRE)
PACIFIQUE (ÉQUILIBRE)

Le pacifisme, par sa visée même, cherche à atteindre la meilleure forme possible de l’équilibre pacifique. Le mot «pacifisme» a le suffixe propre aux conceptions abstraites; et ses premiers tenants sont en effet des doctrinaires. Ils proclament que les conflits armés doivent partout céder la place à l’arbitrage international. Mais leurs protestations de «non-violence» ne sont pas moins aveugles que la violence elle-même: en accolant une négation à l’absurdité de la force brute, on n’en fait pas surgir une plénitude de vie raisonnable. Ainsi les pacifistes ne brassent que du vide; les voilà traités de rêveurs. Or, malgré cet emploi, finalement péjoratif, qui a longtemps prévalu et dure encore, le mot a pris une autre acception, plus favorable: personne, ou presque, ne dénigre aujourd’hui le pacifisme comme volonté de paix .

Dualité de sens. Le paradoxe ne consiste pas en ce que l’on recourt tantôt à l’un, tantôt à l’autre, mais qu’on ne parvient plus maintenant à les séparer tout à fait. Tout se passe comme si la paix universelle et définitive, malgré son caractère problématique et presque illusoire, devait pourtant régir de loin toute action. L’équivoque du pacifisme, objectif hors de portée et néanmoins indispensable souci, n’est pas dans le vocabulaire seulement; l’ambiguïté – une bonne ambiguïté peut-être – s’immisce désormais partout dans la politique mondiale. Et l’exigence s’impose de rechercher un équilibre pacifique mondial.

Un concept nouveau de la paix

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, et plus encore dans les années trente lorsque les régimes totalitaires se furent établis en Europe, les pacifistes cessèrent pour la plupart de prôner un désarmement à tout prix, unilatéral au besoin: qui donc eût pu compter sur sa valeur d’exemple? Aussi se rallièrent-ils à la politique de sécurité collective. Bientôt ils en devinrent même les champions; et Léon Blum déclarait, en 1936, devant la Société des Nations qu’un chef d’État se doit d’envisager sérieusement, dans le cadre du pacte d’assistance, un recours éventuel à la force des armes. Cette détermination est seule capable de décourager les velléités agressives; et, si la violence se déchaîne, on est tenu de se colleter violemment avec elle. Loin de séparer la paix pour la mieux assurer, on la refère à une guerre au moins possible.

Ce lien allait d’ailleurs se resserrer davantage, selon les exigences nouvelles de la coexistence mondiale. Car la question n’est plus aujourd’hui de défendre un havre de tranquillité contre le «fascisme» de nations en mal de brigandage; ni même de contenir l’«impérialisme soviétique» aux bornes du monde occidental (les «doctrines Dulles» n’ont duré que le temps de la guerre froide). Quand l’humanité a les moyens de s’anéantir elle-même, un unique destin la gouverne, au moment où pourtant les luttes ne cessent de s’accuser en son sein. Étrangement solidaires, bien que nullement accordés, il faut tenter, au risque de périr ensemble, d’habiter ensemble une même planète. La paix, décidément, n’est pas une grâce originelle, qu’on se garderait seulement de perdre. Elle doit se gagner, instant après instant, sur la mêlée primitive des éléments multiples en conflit.

Le nouveau capitalisme industriel et la paix

Au XIXe siècle déjà, certains (H. Spencer entre autres) s’étaient persuadés que la guerre disparaîtrait: lésant les intérêts du commerce mondial, elle ne résisterait pas à son développement. Il faut avouer que la suite a démenti la prédiction. Le raisonnement toutefois n’était peut-être pas erroné dans sa forme; son tort était de tenir pour évident un postulat, qui est seulement en train d’acquérir quelque réalité, savoir l’importance des transactions internationales. Car, malgré les vieilles apologies du libre-échange, jusqu’à ces dernières années les nations industrielles ont presque toujours vécu sous le signe du protectionnisme (sauf l’Angleterre au faîte de sa puissance). Le renversement de la tendance est trop récent pour être significatif, et ce d’un point de vue purement statistique. Les faits sans doute ne manquent pas, qui témoignent d’un effacement des frontières pour un meilleur trafic: accroissement en volume du commerce international, essor des entreprises multinationales, réduction des tarifs douaniers en conséquence du «Kennedy Round», constitution d’un marché commun entre quelques-uns des plus grands États d’Europe. Mais ces phénomènes n’auraient pas encore de portée certaine, s’ils n’allaient de pair avec une transformation substantielle des idées régissant les comportements des agents économiques et des peuples.

Or, la «révolution keynésienne» ne concerne pas seulement la théorie et ses applications. Une véritable mutation a d’abord touché la technologie, puis le régime de vie et les rapports entre les personnes. Autant que le revenu national, c’est l’homme, aujourd’hui, qui est en croissance. Des besoins nouveaux surgissent sans cesse en lui, qui, pour avoir surgi de la société, ne sont pas moins nécessaires que les inclinations naturelles. Comme la «demande» est l’un des facteurs déterminants de cette expansion, la classe ouvrière tout particulièrement se trouve prise dans ce mouvement (qu’on la considère ou non comme «exploitée», s’il s’avère qu’un décalage s’instaure pour elle entre la naissance des besoins et leur satisfaction). Tous ceux qui s’y laissent prendre ambitionnent de gagner plus pour acheter plus. L’échange, qui, à une époque encore récente (l’économie du don ou du polatch n’est pas évoquée ici), faisait autrefois circuler les marchandises sans guère affecter ceux qui les avaient produites ou les distribuaient, anime maintenant notre existence instinctive. Il s’intériorise et devient une catégorie de la pensée spontanée. Voilà bien, d’une certaine façon, l’«appropriation universelle [...] des rapports sociaux eux-mêmes par les membres de la société», qui devait constituer, au dire de Marx, «la grande influence civilisatrice du capital».

Il en prévoyait l’importance sans qu’il pût soupçonner la forme qu’elle devait prendre de nos jours. Il ajoutait que cette poussée unificatrice, à mesure qu’elle franchit les obstacles, en suscite de nouveaux. On le constate bien en l’occurrence. Car l’autonomie dont jouit le marché des eurodevises, les déplacements brusques des capitaux flottants posent à l’ensemble de l’économie libérale des problèmes qu’elle ne parvient pas à résoudre. En somme, entre sociétés développées du monde occidental, les guerres sont devenues improbables. Une certaine «supranationalité» s’est fait jour. Mais d’une manière fort inattendue: celle de l’argent «apatride», où seuls les intérêts privés se rencontrent.

La dissuasion nucléaire et la coexistence pacifique

Face au capitalisme, le socialisme d’inspiration soviétique a son aire géographique. Un rideau de fer sépare des idéologies et des économies qui sont incompatibles. Deux clans se contestent à distance. L’armement nucléaire n’a fait d’abord qu’accroître, de manière terrifiante, la puissance de destruction dont ils disposent, sans que la forme classique de la stratégie ait été modifiée pour autant. Par contre vers 1960 les menaces, dans une réciprocité parfaite, sont devenues «totales», et depuis lors chacun des antagonistes, capable non seulement de frapper l’autre mais de l’anéantir, est également certain de périr avec lui. Il n’y a plus de vainqueur possible. Les données traditionnelles de la politique subissent une révolution, que notre analyse, bien qu’elle soit trop sommaire, suffit à désigner clairement. Pas question pour l’un des Grands de répudier l’éventualité de la guerre atomique: cessant de décourager l’adversaire, il provoquerait par là même son agression. Il faut absolument que la poursuite de l’«escalade» vers le sommet de l’extermination mutuelle reste crédible et que, néanmoins, elle s’arrête à temps. Aussi, depuis que l’existence de la dissuasion nucléaire régit la politique, le conflit, larvé mais permanent, en est un élément nécessaire. Il est sans doute interdit, sous peine de mort, de le pousser à son paroxysme, mais il serait aussi dangereux de le laisser s’éteindre tout à fait.

L’U.R.S.S., par exemple, s’applique à mettre les Américains en contradiction avec le moralisme qu’ils professent: elle a contribué à miner la foi qu’ils avaient en eux-mêmes, quand elle se gardait d’abréger la guerre, qualifiée presque unanimement d’impérialiste, où ils étaient empêtrés au Vietnam. Inversement, les États-Unis diffusent partout les images de la liberté du peuple afghan bafouée par les chars soviétiques. Celui qui use de cette «stratégie indirecte» ne porte pas lui-même les armes; il se contente que d’autres les manient. À dire vrai, même lorsqu’il arrive aux Américains d’engager leurs propres soldats dans une guerre locale, ils épaulent encore une population étrangère, et les deux Grands se combattent surtout par personnes interposées. Les occasions ne manquent pas. Un peu partout on assiste à des revendications d’autonomie, à des répressions de dissidences. Hélas, quand on revendique le maintien de l’unité, le droit à l’indépendance, c’est toujours le «principe des nationalités» qu’on invoque. Or, il appartient au passé. Car il n’y a plus de différends qui soient à proprement parler locaux. Le monde entier est pris dans le champ de force de la dissuasion thermonucléaire, et en infléchira peut-être la courbure, sans jamais cependant se soustraire à son influence. Si chacun devenait plus conscient de cette gravitation, qui maintenant le sollicite où qu’il soit placé, il saurait s’y mouvoir plus librement. Mais la mentalité politique reste, dans les pays les plus reculés, souvent anachronique. À moins qu’elle n’évolue partout, on ne peut guère attendre qu’un apaisement général se produise. Car les deux Grands, bien qu’ils s’efforcent d’éviter l’explosion fatale, tendent quant à eux à perpétuer les guerres classiques entre les petites puissances.

La montée de la Chine vient d’ailleurs compliquer la situation. On prête à Zhou Enlai un propos étonnant. Du cataclysme mondial il aurait dit naguère qu’il laisserait indemnes, en tout état de cause, quelques centaines de millions de Chinois, contre quelques dizaines de millions, sans plus, d’Américains ou de Russes. On devine l’effrayante conclusion ainsi suggérée. Mais elle relève sans doute de l’imagination: il semble bien qu’un État, lorsqu’il parvient à se doter d’un armement aussi avancé, acquiert en même temps l’esprit de la dissuasion. La Chine paraît en donner les premiers signes. Il reste toutefois qu’elle va perturber l’équilibre global. On sait qu’en mécanique céleste, tandis qu’on calcule aisément les interactions de deux astres l’un sur l’autre, on se heurte à d’immenses difficultés quand on veut traiter le fameux «problème des trois corps». En stratégie nucléaire, il y aura d’ici peu un «problème des trois puissances»...

Le Tiers Monde et la paix

L’espace politique ne se définit pas seulement en référence à la dissuasion nucléaire. Il faut tenir compte du Tiers Monde, avec lequel les pays développés ont longtemps eu des rapports de tutelle.

L’ethnologie scientifique fut la première à ébranler la certitude naïve de cette supériorité. On découvrit la richesse de toutes les cultures, «primitives» aussi bien que développées. Elles ne sont pas commensurables et ne se hiérarchisent donc pas. Chacune vit ses propres valeurs comme exclusives, absolues, et doit pourtant admettre les autres. Une «dissuasion culturelle» s’instaure, qui suscite une nouvelle forme de coexistence: la «pensée sauvage» n’est plus reléguée dans les zones du prélogique, l’art nègre entre dans les musées...

Il fallut attendre cependant plusieurs décennies avant que cette révolution passât de l’univers intellectuel dans les faits. La décolonisation maintenant s’achève. On n’enverra plus de canonnières en Asie; on fera moins d’expéditions militaires en Afrique: la paix y gagne. Mais, comme toujours, elle devient ambiguë à mesure qu’elle progresse. En effet, la personnalité économique de ces pays qui ont récemment acquis leur indépendance n’est pas reconnue, alors qu’ils ont acquis une personnalité juridique et morale. Trade, not aid . Même si l’aide s’accroît, elle n’aura jamais la vertu du commerce car les pays capitalistes éprouvent des difficultés à faire des échanges avec des pays hors du système. Les matières premières ne représentent pas en effet une ressource, tant qu’elles ne sont pas extraites ou collectées; et ces opérations réclament des moyens financiers et techniques dont ne disposent pas ces États démunis. La valeur des denrées achetées augmente sans doute, mais beaucoup moins vite que l’ensemble du commerce mondial. Le décalage est trop grand pour que ces peuples deviennent de véritables partenaires. L’écart se creuse même, de plus en plus, du fait de la natalité élevée du Tiers Monde. Le tiers des habitants du globe produit aujourd’hui neuf dixièmes de la richesse totale. La situation est assurément explosive. Et quel rôle y prendra la Chine?

Qu’on ne puisse encore rien avancer de sérieux sur des problèmes aussi cruciaux atteste, mieux que tout commentaire, l’impuissance actuelle à trouver une solution. C’est moins un motif de désabusement sceptique qu’une invitation à l’imagination créatrice: partout la paix doit maintenant s’inventer.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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